Tantra Yoga

[...] Dans le yoga tantrique, le yogin ne cherche pas à se détacher de ses pensées, de ses émotions, de ses sensations pour tendre vers un état spirituel suprême que toutes ces identifications l'émpêcheraient d'atteindre. [...] Il n'y a dans le Kundalinî-yoga ni négation du monde ni rejet du corps ni lutte avec soi-même dans un effort ascétique plein de tension. Dans cette voie, le yogin embrasse en lui-même le cosmos tout entier, il englobe dans son alchimie spirituelles les formes les plus basses, les plus humbles de l'Energie, cette "matière" qui est sous le signe de l'élément Terre, il prend en charge ce qui est délaissé ou refusé par les autres, ce qui est obstacle ou occasion de chute pour les autres. Il part du plus bas, du plus évident, du plus tangible, de l'univers matériel tel qu'il se présente, de l'opacité de son propre corps, tout cela étant symbolisé par le Mûlâdhâra-cakra, le support de base.

Sur ce plan, l'Energie-Conscience est "endormie", apparaît comme inerte, morte, dépourvue de conscience. Mais il ne s'agit que d'un sommeil, bien qu'il puisse se prolonger des éternités, et non d'une mort définitive et réelle, car il suffit que cette Belle-au-Bois-Dormant, Kundalinî, soit touchée par le prince (jîvatman) qui a eu le courage et l'amour de pénétrer jusque dans son château, le mûlâdhâra-cakra, pour que cet Vierge éternelle s'éveille et lui confère la bénédiction de l'épouser, de l'unir à son propre être incréé, et de l'entraîner très loin, très haut.
Réveiller l'Enrgie assoupie dans la forteresse du monde matériel, anesthésiée, inerte, enroulée sur elle-même, n'ayant plus d'autre activité que celle de gésir immobile, c'est tout d'abord reconnaître que cette matière est l'Energie suprême, endormie, inconsciente, certes, mais elle-même sous cet aspect.

C'est l'aimer suffisamment pour descendre jusqu'à elle et la rencontrer. Par ce choc, par cette rencontre, qu'elle soit décrite comme un effleurement ou un secouement, un baiser ou une conduction du souffle, l'énergie latente, enfouie, ignorée, s'éveille. Par cet éveil ou prise de conscience il y a reconduction des formes grossères, solidifiées de l'Energie, aux formes plus subtiles, et la conscience individuelle (jîvatman) accompagne l'Energie dans cette remontée. C'est-à-dire qu'à chaque degré dans la reconduction de l'Energies à sa Source il y a libération équivalente de conscience individuelle, la libération se faisant à partir du bas et de manière totale, sans laisser de résidu. Lorsque l'Enrgie de base du corps lui-même est mise en branle, c'est elle qui prend l'initiative, le yogin ne fait que la "suivre" dans son mouvement de résorption. Ce n'est plus par ses propres efforts plus ou moins bien dirigés, plus ou moins bien couronnés de succès, que le yogin essaie de s'élever, envers et contre tous les obstacles, vers la Conscience suprême, c'est la substance même de son propre corps, qui reconvertit en Energie originelle, c'est le dynamisme même du cosmos qui cessant d'être obstacle, s'inverse et accomplit pour le yogin l'oeuvre libératrice.

C'est elle, la Shakti, la Déesse qui a pour forme le monde, qui en révélant progressivement sa nature confère l'illumination, et par son unification totale avec le Vide absolu, avec le suprême Shiva (Paramashiva), apporte la Libération totale (moksha) qui a en même temps le goût d'une fusion amoureuse illimitée (bhoga). La félicité qu'est la réunification plénière de Shiva et de Shakti est celle d'un coït éternel, omniprésent et parfait dont tous les actes sexuels, toutes les tensions amoureuses, tous les romans et tous les gestes d'amour de tous les temps ne sont que le reflet transitoire.

Dans cet état non duel qui est à la fois jouissance infinie (bhukti) et liberté sans limites (mukti), les deux aspects de la Réalité, Shiva et Shakti, l'immuable et le mouvant, le vide et la forme, le Soi et l'Energie, ne font plus qu'un, et l'expérience de cette unité, comme disait Ramakrishna Paramahamsa, est "un bonheur plus intense que des millions d'orgasmes à la fois", c'est l'accomplissement total de toute la potentialité érotique de l'univers. Dieu est Amour, pour les Shivaïtes et les Shaktas comme pour les chrétiens, mais en quel sens? Dieu est l'expérience amoureuse elle-même, dans tous ses modes et sous tous ses aspects, dans la dualité comme dans la fusion, car Dieu est Shiva-Shakti, unité dans la dualité et dualité dans l'unité. Cet Un se polarise et se scinde en deux qui se perdent de vue, se cherchent et retrouvent leur unité éternelle. Le monde, la manifestation cosmique, est le jeu amoureux de cet Un.

Celui qui a réalisé cela, de manière concrète, est le yogin véritablement libéré, capable de voir la Réalité ultime aussi bien dans son aspect de dynamisme, dans la projection et la dissolution de l'univers. Il ne cherche pas une libération obtenue par les privations, les mortifications et la souffrance, dans un autre monde, après la mort, mais connaît à la fois la libération et le bonheur ici-bas. L'identité de Shiva-Shakti est vécu par lui dans chaque acte quotidien.




extrait du livre "Corps subtil & Corps Causal" de Tara Michaël